[Extrait du journal d'Eusebio, entre une page d'esquisses de bateaux et un résumé sur les tribus gobelines en présences autour de PointdeSable.]
20 Rova 4707 AR
Comme quand j'étais gosse : Une orange pressée, une tranche de brioche avec une bonne couche de gelée de myrtille, un flan à la vanille et une fleur chapardée dans un verre d'eau.
C'est comme cela que Mamie aime son petit-déjeuner au lit¹.
Enfin quand je dis "aime", cela est bien relatif. Mamie est la seule personne à qui j'ai fait la cuisine sans jamais réussir à vraiment la satisfaire².
Bernique ! Je ne désespère pas d'y arriver un jour !
Chose étrange, il semblerait que Quolibet soit silencieux comme une pierre en présence de Mamie... j'ai du mal à savoir si c'est une bonne chose ou non. Il n'est pas du genre à faire des longs discours mais rate rarement une occasion de se fendre d'une saillie cinglante... à mon égard. J'aurais mieux fait de me jeter à la mer saucissonné à un rocher plutôt que de gagner ce volatile aux dés⁴. La frontière entre chance et malchance, fortune et malédiction, gloire et oubli... est parfois bien ténue.
A déambuler dans le Manoir, les souvenirs m'assaillent de toutes parts... je me revoie gosse dévalant les escaliers, me cachant vainement derrière les lourds rideaux poussiéreux pour tenter d'échapper à une dispute. L'odeur des tisanes à la camomille et au romarin pendant que Mamie tire les cartes. Une cuillère en bois pleine de chocolat dans le bec pendant que Délek m'explique à sa manière l'alchimie délicate des arcanes de la cuisine. Mes pas m'emmènent sans y penser dans la chambre de Délek. Tellement plus petite que dans mon souvenir. Quelques affaires en désordre. Des notes confuses sur un ancien cahier de cuisine, que je recopie. Quelques livres, du matériel d'écriture, même quelques vêtements qu'il n'a pas eut le temps d'emporter. Étrange que Mamie n'ai pas fait ranger cette pièce... mais le lit est en désordre. Oh ? N + D dans un cœur ? Gravé sur la tête de lit, et scarifié au couteau.
Mamie m'apprends qu'il s'était épris de Nualia⁵ , la fille du père Tobyn. Je me souviens un peu d'elle... il faut dire que j'ai balayé la cour du temple pendant une année, en échange de quelques piécettes de cuivre de ci, de là. D'après Mamie, elle aurait séduit Délek pour se débarrasser de lui... et il aurait fuit Pointesable pour s'éloigner d'elle et oublier son chagrin d'amour. Mamie me raconte sa version, mais ça ne m'étonnerait qu'au quart de la part de ce bigorneau d'eau douce aussi romantique que les fadaises de livres qu'il affectionne tant. Enfin, tout cela s'est déroulé bien avant que la cathédrale ne parte en flamme avec le vieux Tobyn et sa fille.
Mes compagnons de la veille et moi accompagnons donc cet Aldern Ganrenard dans une partie de chasse. J'avoue avoir suivi par politesse, car l'homme nous a offert à chacun une monture, mais je n'ai pas pris beaucoup de plaisir si ce n'est celui de nous balader à l'assiette du Diable puis au bois aux tiques. Nous ne revenons pas bredouille : un sanglier, que nous ramenons aussitôt au Dragon Rouillé pour que les cuisinières d'Ameiko nous prépare cette venaison au repas de la mi journée.
Je décide ensuite d'aller faire un tour en ville, pour tenter d'en apprendre plus sur pourquoi des gobelins ont attaqué la ville mais je croise Elizar qui me persuade avec moult arguments très pertinents qu'il est bien plus urgent de prêter main forte aux villageois pour déblayer les décombres des maisons brûlées. Comprendre ce qui s'est passé pourra bien attendre, le jeune chevalier-épée a raison. Maître Ritournelle nous donne du cœur à l'ouvrage en distillant quelques mélodies de son cistre au son chaleureux. Dame Tonnerre tourne les talons en nous apercevant, à la déception d'Elizar qui pensait trouver en elle une volontaire pour ses bonnes œuvres⁶.
Le soir venu, après avoir fait son petit menu à Mamie⁷, je m'en vais retrouver les autres au Dragon Rouillé, pour profiter du spectacle de Finnliddilyhn qui m'a semblé moins enjoué que la veille. Je profite de la soirée pour discuter avec la charmante Ameiko qui tient l'établissement. Sa reconversion d'aventurière en aubergiste me semble tout à fait admirable, et qui sait, si un jour le goût de la route venait à me quitter, une taverne est l'endroit rêvé pour poser son baluchon !
La soirée bat son plein, j'ai une chopine de bonne cervoise à la main et je chante avec entrain sur un air guilleret joué par le gnome quand une villageoise débarque en panique. Amelle Barrette a un nourrisson dans les bras et elle nous supplie de l'aider... Son récit est un peu décousu par l'angoisse, mais elle nous apprend que son fils Aeren a été traumatisé lors de l'attaque des gobelins, qui ont brûlé son chat sous ses yeux. Il se réveille la nuit terrorisé par un gobelin caché dans son placard. Devant pareilles calembredaines, son mari Alerghast décide de laisser l'enfant affronter sa peur... mais lorsque leur chien Pétale se met à aboyer anormalement, il monte voir ce qu'il se passe dans la chambre du gamin. Il hurle alors à sa femme que leur fils est en train de se faire attaquer par un gobelin... un vrai !⁸
Ni une, ni deux, je dégrise rapidement et me précipite dans la nuit fraîche, mes compagnons et Amelle sur les talons. Elle nous désigne sa maison et notre fine équipe court jusqu'à sa maisonnée. Pendant que Finn fait le tour de la bâtisse pour s'assurer que personne ne s'enfuit par la porte de derrière, nous pénétrons dans les lieux et grimpons à l'étage.
Une chambre sens dessus-dessous, un enfant traumatisé qui grelotte en position foetale dans son lit, Pétale mort avec un tranche-chien en travers du corps, un homme allongé la tête dans un placard ouvert... Elizar est le premier dans la pièce et va prêter assistance à l'homme allongé qui se révèle n'être plus qu'un corps sans tête...
Un gobelin surgit alors du placard en hurlant, plantant sa lame dans le mollet du chevalier-épée pris par surprise !
Kiah vient lui prêter main forte, et leurs lames viennent facilement à bout du gobelin.
Pendant ce temps, je prends le gamin⁹ dans mes bras pour le ramener à sa mère... à qui je dois annoncer la funeste nouvelle de la mort de son mari. Je l'enjoins à se réfugier chez une voisine. Mes trois compagnons et moi passons la maison au peigne-fin mais aucunes autres traces de ces viles peaux-vertes. Le gobelin a creusé une cavité dans le placard et réussi à rester discret jusqu'ici. Dame Kiah remarque cependant qu'il porte un singulier symbole tribal : une grenouille séchée sur le ventre, signe de son appartenance à la tribu des Lèche-Crapauds¹⁰, connue pour se terrer dans le marais des souches salines, non loin de Pointesable. Le prévôt arrive finalement sur la scène et nous le laissons à son enquête, pour regagner nos pénates l'esprit troublé.
Et voilà pour cette deuxième journée à Pointesable qui se révèle tout aussi agitée que la première. J'avoue avoir été secoué par le regard hagard et choqué du petit Aeren. Je me demande si je ne pourrais pas faire quelque chose pour lui et pour sa mère... Si seulement nous étions arrivés quelques secondes plus tôt...
Drev Sekzna, morte sous ma protection il y a trois jours à peine, et maintenant une famille de Pointesable brisée alors même que nous trinquions à quelques pas de là ?
Les cartes ne sont vraiment pas en ma faveur ces temps-ci...
Puisse Desna m'accorder un peu de son courage et de sa clairvoyance !
[Notes de bas de page]
¹ : Je suis un peu inquiet pour Mamie. Je ne pourrais pas continuer à prendre soin d'elle car déjà je sens l'appel de la route. Plus rien ne me retient vraiment à Pointesable, nous avons repoussé les gobelins, tout est bien qui finit bien. Je sais déjà quelle sera ma prochaine destination.
² : En même temps, je me demande si quelque chose ou quelqu'un n'a jamais réussi à jamais satisfaire ce vieux fossile.
³ : Rougeole et Varicelle, je n'aurais pas survécu à ces deux là déblatérant en même temps !
⁴ : Si je me souviens bien, son ancien maître n'avait pas l'air plus déçu que ça d'avoir perdu sa mise... Et j'ai rarement eu pareille chance aux dés... Dire que j'ai cru que c'était un don de ma déesse ! Si seulement j'avais su.
⁵ : Une Aazimar, bénie de Desna comme Mamie les appelle. Ils dénotent forcément avec leurs cheveux et leurs yeux violets, leur peau sombre et leur beauté... angélique. Héritage à double tranchant. Sa différence était dur à accepter pour les autres, et elle était facilement mise à l'écart, rejetée. Mais le Père Tobyn était une bonne âme et s'occupait bien d'elle. Que Desna veille sur eux.
⁶ : Mmm, je ne dirais pas que j'ai perdu ma journée, mais j'aurais peut être dû faire comme elle...
⁷ : Chevreau rôti sauce dorée et purée de lentilles au safran, mousse de pomme au lait d'amande : un régal, sans humilité aucune.
⁸ : Quel mollusque enrhumé ! Elle aurait du commencer son histoire par là, nous nous serions précipiter chez elle plus promptement encore...
⁹ : Pauvre gosse... voir son chien et son père assassiné sous ses yeux...
¹⁰ : HoOo, pas bon signe ça ! Une tribu différente de celle qui a attaqué hier ? Fichtre, ça n'augure rien de bon...