[Extrait du journal d'Eusebio, entre une liste des courses pour un festin populaire et un poème maladroit.]
21 Rova 4707 AR
J'ai parfois ce sentiment étrange. Une intuition. Comme quand la charriote change soudainement d'ornière¹... ou que les courants marins changent brutalement de sens². La Roue tourne, plus lentement, jusqu'à s'arrêter. Les dés sont jetés. Comme un battement d'aile de Desna, dont je peux presque sentir le souffle sur mon visage³.
Kendra Deverin, la bourgmestre de Pointesable, nous a fait mander dans son office, à l'hôtel de ville. Quand je dis "nous", ce sont bien sûr mes compagnons de ces trois derniers jours : Maître Elizar le chevalier-épée d'Iomedae à la morale immaculée, Maître Finnliddilyhn le gnome trouvère jovial et malicieux et Dame Kiah la demi-elfe à la rhétorique aussi acérée⁴ que sa rapière. Le cabinet est pareil à celle qui y travaille : ordonné, sans signes ostentatoires de richesse, mais décoré avec goût. Quelques peintures de qualité ornent les murs et des bibelots intrigants sont posés parcimonieusement sur des étagères en chêne. Mais mon attention est rapidement captée par la jeune elfe vêtue de pied en cap d'une tunique dans des tons subtils de vert et de brun, qui sûrement n'a pas son pareil pour se confondre dans la forêt. Un ange passe entre elle et notre Kiah. Shalelu Andosana nous est présentée comme une rôdeuse qui met parfois son arc au service de la garnison de Pointesable en surveillant la Côte Oubliée et venant faire des rapports précis sur les dangers et l'actualité de la région⁵. Et justement, son dernier rapport est plutôt bien chargé : des fermes du Bois-moussu ont subi des raids des gobelins et certains moulins des abords de Pointesable ont été brûlés. Les gobelins se comportent étrangement, les tribus semblent agitées⁶... Bon, jusque là, on est d'accord. Mais sa connaissance de la région est très pointue et nous entrons dans un jeu de questions-réponses pour en apprendre plus sur la situation⁷. Je sors même mon encrier, ma plume et un morceau de parchemin vierge pour noter toutes les indications de la rôdeuse. Une fois que le flot de nos questions s'est tarit, Shalelu s'efface et retourne en éclaireur surveiller les bois. J'en profite d'ailleurs pour demander à Kendra Deverin -qui doit se sentir bien seule pour supporter le lourd poids des responsabilités qui lui incombent- si -des fois que- elle ne souhaiterait pas m'épouser... J'ai droit à un "non" des plus diplomatique de sa part. Le maudit rat de cale qui se prend pour mon perroquet s'esclaffe "178". Hum.
La mairesse nous apprend aussi que le Prévôt Bélor Cigué est parti à Magnimar pour alerter les autorités locales de l'activité anormale des gobelins dans notre région et qui sait, peut être ramènera t'il des renforts avec lui⁸. Son second, Mavoc (un rejeton Scarnetti qui demande à faire ses preuves) va prendre sa place en attendant son retour.
Et elle en vient donc à la raison de notre présence dans son cabinet de travail par un si beau matin de printemps : en l'absence du prévôt, la population a besoin d'être rassurée et qui mieux que les frais héros des derniers jours pour y contribuer ?⁹
Finn hoche distraitement la tête alors qu'Elizar s'empresse d'accepter en évoquant la possibilité d'établir -pourquoi pas- une chapelle dévolue à sa déesse à Pointesable. Kiah souhaite quant à elle avoir des informations sur la mort -suspecte, selon elle- d'une certaine personne¹⁰ dont elle tait néanmoins le nom. Et pour ma part, je me questionne sur la possibilité d'étendre le bail du Manoir au delà du seul viager, pour peut-être nous garantir l'aide de la petite communauté varisienne de passage... Amusant avec quel altruisme naturel nous proposons notre aide !
Hé hé, je plaisante bien sûr, car je sais que mes compagnons partagent avec moi ce sentiment de responsabilité à l'égard des habitants de Pointesable¹¹. La chose est donc vite entendue et nous sortons finalement de l'Hôtel de Ville pour aller vaquer chacun à nos occupations.
En ce qui me concerne, j'ai pris la décision d'aller présenter mes condoléances à la veuve Barrette, qui loge avec sa sœur au Dragon Rouillé. Celle-ci est encore sous le choc et les obsèques de son mari auront lieu le lendemain. Heureusement, sa sœur venue pour le festival semble avoir pris les choses en mains¹². Amelle et ses deux enfants viendront vivre sous son toit à Magnimar, loin du théâtre de la mort de son mari. Je n'ai pas l'occasion de voir le jeune Aeren qui dort encore, sous l'effet d'une tisane de pavot, car il ne parvient pas seul à trouver le sommeil... j'espère que ce petit saura dépasser ce traumatisme... je sais de quoi je parle. Que Desna protège désormais le fil de leur destin¹³.
En redescendant par la salle commune de l'auberge, Ameiko m'interpelle et m'offre un verre. Nous discutons un peu de tout et de rien, et ma foi, c'est assez plaisant. Et non, non, elle ne souhaite pas m'épouser¹⁴ . Alors que je lui rapporte la mission dont nous a investi la bourgmestre, une idée germe dans mon esprit pour rassurer la populace : pourquoi ne pas organiser un vaste festin populaire dans les rues ? Ameiko accepte de mettre ses fourneaux et son personnel à ma disposition pour une somme plus qu'honnête¹⁵...
Crème d'emplâtre à la graisse de loutre ! La matinée étant déjà avancée, ça va être une course-poursuite jusqu'à ce soir ! Heureusement, la gentille et joufflue serveuse halfelin Béthana, au sourire rayonnant, ne manque point d'énergie et son aide n'est vraiment pas de refus. A commencer par aller piller les étals du marché !
Dans les rues de PointeSable, je croise Kiah, qui revient à cheval de chez Gandéthus¹⁶ pour se rendre à son lieu de résidence¹⁷, chez son amie Sabyl. Quand je passe devant la garnison, je vois Elizar qui entraîne des hommes de la garnison à des exercices d'escrime : le bougre est diablement habile une lame à la main ! Je le hèle et il s'interrompt pour me faire part de son intention d'organiser quelques patrouilles, autant pour prévenir les escarmouches avec les peaux-vertes que pour montrer à la populace que le guet est présent.
De retour au Dragon Rouillé, j'ai la surprise de trouver Finnliddilyhn en compagnie d'un nouveau compagnon : un chien qu'il a nommé Pistache¹⁸. Il me propose d'aller passer le mot en ville du festin qui aura lieu ce soir, pendant que je supervise les préparatifs. Des tables sur tréteaux sont montées dehors en face du Dragon Rouillé car même la salle principale ne saurait accueillir tout le monde escompté. Des cochons de lait sont mis en broche dans la cour, laissant échapper de délicieux fumets qui déjà attirent les curieux. Béthana, un jeune commis et moi même nous attelons à alimenter le four en permanence pour préparer des tourtes et des tartes par dizaines... ce n'est pas de la cuisine très subtile, mais populaire, simple et de bon aloi. Les premiers convives commencent à s'asseoir et à discuter des récents évènements. Nous mettons quelques tonneaux en perce et le service commence ! J'allume quelques braséros pour donner un peu plus de convivialité au lieu alors que la lumière du jour décline, mais c'est finalement notre petit trouvère qui réchauffe définitivement l'ambiance avec des airs de cistre enjoués qui accompagnent sa voix mélodieuse. Un peu de la tension de ces derniers jours semble s'envoler, même si l'appréhension est encore palpable : l'attaque des gobelins reste le principal sujet de conversation¹⁹. C'est aussi l'occasion d'entendre plusieurs rumeurs, comme quoi même les gobelins du lointain Mont Plaie de Brume se seraient unifiés sous un même oriflamme. La tension serait encore montée d'un cran à Korvosa, les Chélaxiens étant de moins en moins tolérants avec les solis, les phalènes et les chevaleux²⁰ .
Deux charmants malfrats à la mine patibulaire viennent faire escale à notre petite sauterie, mais je les interpelle avant qu'ils ne fassent dégénérer les choses. Nous nous isolons dans une ruelle pour discuter et ils se présentent sans surprise comme des hommes de la Musette. La discussion est un peu tendue, mais je les assure du caractère exceptionnel de cette initiative et qu'il n'y aura pas de concurrence déloyale. Elizar, passant par là, finit de les convaincre que repartir d'où ils viennent sans tirer de lames au clair reste la meilleure option.
Ameiko semble fatiguée et part se coucher avant la fin des libations. La soirée se termine sans heurt, et je laisse le personnel du Dragon Rouillé s'occuper du rangement, car il me reste une dernière chose à effectuer ce soir là...
Les bras chargés de victuailles, je m'en vais au delà du pont sud qui enjambe la rivière. Les roulottes sont là où je sais les trouver, en cercle autour d'un brasier. Les ombres dansent tout comme les varisiens autour du feu. La veillée bât son plein. Je discute un peu avec Diegano Nuzri, que je sais pourtant être un fieffé brigand. Je lui parle de la possibilité que le bail du manoir soit reconduit d'une manière ou d'une autre pour les varisiens, au-delà de l'actuel viager. Je le convaincs donc de rester quelques jours de plus avant de reprendre la route, car les siens seraient les bienvenus pour défendre Pointesable en cas d'une nouvelle attaque de gobelins. Je passe une partie de la nuit à m'enivrer et à danser, mais fini par regagner le manoir d'un pas chaloupé.
Une journée bien remplie !²¹
[Notes de bas de page]
¹ : Et ce brave Tire-Laine sait bien que ça arrive parfois...
² : Aah, je n'ai qu'une hâte : refaire fortune et posséder à nouveau quelque esquif pour sentir mes pieds nus sur le pont et me laisser emporter par la houle. La mer est une aimante exigeante qui souffre de mon infidélité !
³ : Oui, et aussi les soirs où j'ai un peu trop forcé sur la bière ou sur le rhum, hum hum.
⁴ : Je dois être masochiste, mais il ne me déplaît guère d'en faire les frais. Il n'y a pas à dire, cette petite a de l'esprit !
⁵ : Note pour la version édulcorée de mon autobiographie que je rédigerai une fois devenu le Magicien le plus puissant du monde connu, le Capitaine de navire le plus brave et le Cuisinier à la réputation inter-planaire que je suis destiné à devenir -sous peu- : Ne pas faire référence à mon baisemain suivi de "Charmé de faire votre connaissance. Voulez-vous m'épouser ?" suivi du "Non" surpris et implacable... quelle guigne !
⁶ : L'écrevisse de rempart ! Comme si on ne l'avait pas remarqué ! ça vaut l'coup de se balader à travers la forêt pendant des semaines pour nous apprendre ça ! J'aurais pu lui donner cette information après moins d'une lune passée à Pointesable, héhéhéhé !
⁷ : Cf. mes pages de notes qui précèdent, mais en substance cinq tribus différentes sont établies dans les environs plus ou moins proches :
Les Croqueurs d'Oiseaux ont développée un sens gastronomique limité consistant à se nourrir des volatiles qui peuplent les grottes des falaises du bord ouest de l'Assiette du Diable.
Dans le marais des souches salines, Les Lèche-Crapauds ont est des goûts culinaires encore plus cocasses : ils lèchent le dos des grenouilles comme des sucettes pour se droguer avant le combat... Mais la palme de la créativité culinaire revient à leur héros Vorka, ermite gourmet qui se repait de ses semblables...
Et je n'étais pas au bout de mes surprises : les Sept-Dents ont fait de la Décharge de Pointesable leur garde-manger ! A ce moment de notre entretien, j'avais l'estomac noué et l'appétit coupé. Leur champion Koruvus, plus stupide encore que le reste de ses congénères, conserverait une épée enchantée trop longue pour son propre usage. Il aurait disparu il y a de cela plusieurs mois -on ne pas se plaindre-, après avoir trouvé une « cachette secrète » dans une grotte le long des falaises. Ses pairs restent convaincus qu'il monte la garde dans cette cachette, en tant que fantôme, prêt à tuer tout qui viendrait à y pénétrer. Superstitieux en plus d'être des gastronomes avisés.
La galerie des horreurs continue avec Gugmut le Grand, chef de la tribu du Bois Moussu : maman hobgobeline, papa sanglier, je ne suis pas curieux de croiser le résultat.
La tribu la plus puissante serait celle de Pic-Chardon, installée sur une île le long de la côte au nord du Bois aux Orties. Dirigée par un certain Volpépite, connu pour chevaucher un gecko géant. Tient, jamais croisé pareille bestiole, je me demande quelle taille elle fait et comment cela peut s'apprivoiser.
Shalelu nous en a gardé un dernier pour la fin : Bruthazmus, un gobelours, visite fréquemment les cinq tribus pour troquer les biens qu’il vole aux caravanes marchandes. Charmant.
Le pire est à craindre si toute cette vermine cesse de se chamailler...
⁸ : Mmm, Kiah hausse un sourcil à ce sujet là.
⁹ : ...surtout accompagné par un représentant de l'autorité en la personne du chevalier-épée.
¹⁰ : Un parent proche ? Dame Rapière n'est pas très loquace sur ce sujet qui semble pourtant lui tenir à cœur.
¹¹ : J'ai d'ailleurs un peu de mal à en expliquer l'origine, mais ma foi, c'est comme ça !
¹² : ... même si elle semble la dernière mégère.
¹³ : Je confie une bourse à Amelle avec la moitié des quelques piécettes qui me restent, "au nom de la ville"... elle en a plus besoin que moi.
¹⁴ : Trois échecs cuisants dans ce domaine en une seule et même journée, quel succès !
¹⁵ : Cela va me coûter mes derniers deniers, mais je trouve l'idée vraiment parfaite pour répondre à la demande de la mairesse !
¹⁶ : Son ancien mentor qui s'occupe de l'académie Turandarok de Pointesable, à mi chemin entre l'école et l'orphelinat.
¹⁷: La Maison des Pierres Bleues est à la fois une bibliothèque et une salle de méditation. Sabyl n'est autre que la fille d'Enderaki Sorn, un grand moine disciple d'Irori décédé quelques années auparavant dans de mystérieuses conditions. C'est du moins ce que j'ai appris de la bouche de Mamie. D'ailleurs, je me demande si les informations que recherche Dame Kiah ne concernerait pas cet Enderaki...
¹⁸ : Ce qui me confirme que je vais tâcher de garder quelques sorts de conjuration sous le tricorne en cas de nouvelles rencontres avec des gobelins. Les molosses feront des ennemis naturels idéaux.
¹⁹ : Et je pense que c'est une bonne chose. Les gens ne doivent pas s'imaginer en sécurité et rester sur leur garde surtout si les tribus gobelines préparent un mauvais coup.
²⁰ : Autant de charmants sobriquets pour désigner des gens qui ne sont pas de leur caste ou de leur ethnie. Sacrés chélaxiens.
²¹ : Moi qui pensais reprendre la route sitôt le lendemain du festival... bah, j'ai donné ma parole à Kendra Deverin... et quelques jours de plus pour satisfaire à ma nostalgie ne me feront pas de mal !